Le téléphone qui sonne et qui sonne sans cesse. Cette sonnerie est si agressante. Il faudrait que je pense à le débrancher la nuit. Au moins, je pourrais avoir la paix. Et me reposer. Je me traîne hors du lit d’un pas lent. J’espère qu’il va se taire avant même que je ne l’atteigne. Le plancher craque sous chacun de mes pas. Je me frotte les yeux et m’étire avant de saisir le combiné. Je réponds d’une voix pâteuse.
« Allo?
-Noah? C’est maman. Écoute peux-tu venir me rejoindre à l’hôtel ma grande? Ça presse.
-Maman! Mais ça va pas? On est en plein milieu de la nuit! J’dors moi!
-Allez ma grande, viens. J’ai besoin de toi.
-Écoute, maman, t’es assez grande pour te débrouiller toute seule.
-S’il-te-plaît… »
Et la voilà qui me refait le coup. Elle utilise cette voix, celle qui fait que je ne peux pas refuser de l’aider. Je la hais pour ça. Je raccroche rageusement le combiné. Sans même avoir terminé la conversation, elle sait que je vais venir, elle sait que je vais me rendre à l’hôtel. Ça doit encore être la faute de son dernier Jules! La dernière fois, c’était pour ça. Le mec lui avait annoncé qu’il n’avait plus besoin de ses services, qu’il s’était trouvé une femme… Une vraie. Ça avait anéanti ma mère. Elle avait consommé sans arrêt pendant une semaine. J’ai d’ailleurs cru à ce moment-là qu’elle allait y laisser sa peau. Ça m’aurait presque soulagée. Pas que je n’aime pas ma mère, c’est quand même ma mère, mais parfois… Parfois, je la déteste. Je lui en veux d’exister et de me faire exister. Parfois, tout serait tellement simple si… Si quoi? Si je n’existais pas. Je m’habille lentement, encore endormie. J’enfile un vieux jeans troué, un chandail à manches longues trop grand et j’attrape ma casquette que je visse sur ma tête. Un dernier bâillement avant de quitter la chaleur de ma maison pour m’enfoncer dans la nuit froide.
J’enfile mon manteau et agrippe ma planche de skate avant de sortir. Je jette un œil à l’extérieur. Aucune âme qui vive ou presque. Y’a un ou deux matous qui se promène, mais rien d’autre ne vient troubler la tranquillité de la nuit. Je tire le capuchon de mon manteau sur ma tête et dépose ma planche sur le sol. Ça va me prendre un moment pour me rendre à l’hôtel, mais je m’en moque. Elle n’avait qu’à ne pas m’appeler. Fourrant les mains dans mes poches, je sens l’air froid de la nuit qui me fouette le visage. J’adore cette sensation qui me ramène à une tout autre réalité : bien que cela puisse paraître étrange, je me sens si vivante à cet instant. Comme si tous les soucis que je porte s’effaçaient et je me laisse envahir par un sentiment de plénitude. Si chaque instant pouvait ressembler à celui-ci. N’être qu’une longue balade tranquille sur ma planche. Cependant, la réalité m’assaille bien assez rapidement lorsqu’au bout d’un moment, je vois apparaître devant moi les contours de l’hôtel. Cet édifice incroyable se tient droit devant moi. Ce n’est pas la première fois que je m’y rends toutefois, j’avoue être toujours aussi impressionnée par son architecture. Je m’arrête devant les portes tournantes et donne un coup de pied sur le bout de ma planche. Cette dernière vient atterrir dans mes mains. Je salue le portier et me glisse à l’intérieur de l’hôtel. J’ai bien hâte de voir ce qu’elle me veut. Elle m’a bien donné le numéro de sa chambre, mais je n’ai pas envie de m’y rendre. Je vais la faire appeler, ce sera plus simple. Si elle est en compagnie d’un mec, je préfère ne pas le voir.
Je n’ai jamais aimé les mecs qui accompagnent ma mère. Ils ont toujours ce regard… Comme si j’étais un morceau de viande fraiche. Beurk. Je les vois se lécher les babines comme s’ils étaient prêts à me dévorer. Ce regard me dégoûte. Je me rends jusqu’au bureau d’accueil et je demande au préposé de bien vouloir téléphoner à la chambre 209. Il me met en communication avec ma mère.
« Salut maman! J’t’attends en bas. Non, je ne monte pas. Si t’as un truc à me demander, descends. Non, hors de question… Maman! J’t’attends! »
Je raccroche le combiné sans lui laisser le temps de terminer sa phrase. Hors de question que j’aille la rejoindre. Si elle veut quelque chose, elle devra descendre me le demander. Sinon, j’fous le camp. Aussi simple que ça. Le ton de ma voix ne laissait pas de place à la négociation. Il est tard, j’suis crevée, elle devrait au moins comprendre ça! Même pas! Pfffffffff. Elle est vraiment agaçante et chiante! Je vais m’asseoir sur l’un des fauteuils mis à la disposition des clients. J’lui laisse cinq minutes pour descendre, pas plus. Ensuite, j’m’en vais et tant pis pour elle. J’appuie ma tête sur le dossier et regarde le plafond. Je ferme les yeux un moment. J’suis tellement fatiguée. Elle pourrait me foutre la paix un peu, non?