"Maman dit que t'es un raté."
Sa petite voix douce était aussi redoutable que le venin d'une vipère et Nathaniel sursauta, ne s'attendant absolument pas à ce que quelqu'un trouve sa cachette. Il ne put voir la gamine que d'un oeil, l'autre étant trop amoché pour pouvoir seulement s'ouvrir, mais cela ne l'empêcha pas de darder un regard furieux vers elle.
"Qu'est-ce que tu fais là ? Dégage !"
Il n'avait pas encore mué, trop jeune pour cela, et sa voix avait un timbre aiguë qui déformait sa menace et la rendait presque ridicule. Il passa nerveusement sa main sur son visage, se tâchant par endroit de boue sans y prêter attention, et releva ses mèches folles qui tombaient dans son cou.
"Va-t'en."
"Raté, raté, raté..." se mit-elle à chantonner avec une joie malsaine.
Gisela ne s'arrêterait jamais là, il le savait. Cette gamine avait le diable au corps et le détestait sans qu'il sache pourquoi : sans doute parce que dans sa position, il n'avait personne à qui aller se plaindre. Et elle en profitait pour se défouler sur l'unique souffre-douleur le plus proche de chez elle.
Furieux, il rentra la tête dans les épaules, s'accroupit de nouveau devant le vieux moteur qu'il décortiquait depuis plusieurs jours, et fit semblant de l'ignorer.
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Ses yeux partaient dans tous les sens alors que l'horreur infiltrait chaque fibre de son corps, chaque muscle de cette main qui avait osé faire cela... Il était incapable de la regarder, incapable de supporter la vue du sang sur ses doigts fins... D'accepter qu'il en était à l'origine et que ce soir, elle était morte à cause de lui.
Morte. Vulgairement poignardée comme une héroïne de ces romans de bas étage dont elle se goinfrait avec l'avidité d'une future Juliette énamourée.
Son cerveau était totalement déboussolé, secoué par cette vérité contrefaite, mélange d'une horreur sans nom et d'une absurdité totale. Et alors que ses neurones l'abandonnaient, fuyant le massacre, quelque chose de terrible se dessinait sous sa peau. Au creux de son être se tapissait une chose qui semblait s'être régalée de tout ce sang et comptait désormais révéler sa véritable nature.
"Qu'as-tu fait ???" hurla son père.
Couinant de terreur, incapable de répondre quoi que ce soit et ouvrant une bouche dont les dents s'entrechoquaient avec violence, il ne pu que se prendre la tête entre ses mains et se mettre à se balancer d'avant en arrière.
La Chose arrivait. Et ne demandait qu'à émerger.
"QU'AS-TU FAIT ?" hurla-t-il une nouvelle fois.
Le jeune homme se mit à se balancer de plus en plus vite, une terreur sans nom dévorant son être. Il connaissait par coeur la raclée qui allait suivre, ces moments de douleur où il priait le ciel de mourir pour qu'enfin, tout ce cinéma s'arrête.
Combien de fois son père lui avait-il dit que c'était de la faute de sa mère ? Qu'en l'abandonnant lui, l'époux fidèle, elle avait brisé sa vie et l'avait rendu dépendant à l'alcool ? Et qu'il était normal qu'il s'en prenne au seul rejeton que cette odieuse femme avait osé lui laisser ? Un rejeton inutile et méprisable, qui avait besoin de coups de ceinturon pour comprendre la vie ?
Son discours, il aurait pu le réciter par coeur.
Mais pas ce soir.
Parce qu'au premier coup ce soir-là, dix fois plus violent que d'habitude, la chose qui se tapissait en lui bondit... Il tomba au sol, des bruits affreux d'os brisés et de chairs qui se déchiraient résonnant dans ses oreilles. Plusieurs cris de douleur lui échappèrent, et quand son père leva la main sur lui pour anéantir le monstre qui se révélait... il lui arracha la main.
Face au loup, l'homme ne pu que hurler de peur à son tour, prenant enfin la place de la victime. Il cria sa douleur, la perte de sa main et sa peur de constater que finalement, son fils était bel et bien un monstre. Tel qu'il l'avait toujours craint une fois sa mère partie. Tel qu'il l'avait toujours deviné.
Ce fut son cri qui le sauva car le loup, dérangé, finit par abandonner cette proie pathétique et s'enfuit loin de là : ivre de liberté et de barbarie, il mourait d'envie de savoir jusqu'où ses pattes le porteraient et quelle force elles possédaient.
Enfin il était là. Et ne comptait plus jamais s'en aller.
La joie fut de courte durée. Si les premières heures il courut comme un dératé, reniflant les odeurs, batifolant entre les arbres et se gavant de cette liberté nouvelle, le retour du petit jour mit un point final à sa folle embardée, et ce de manière plutôt agressive.
Lentement le côté bestial, ivre de cette première transformation, commença à se calmer. Et l'humain ressurgit, prenant soudain conscience de ce qu'il avait fait.
Il avait tué Gisela... Cette peste de Gisela qui était revenue pour lui en faire voir de toutes les couleurs, et qui avait cru bon de le martyriser un peu plus, le poussant dans ses retranchements. Quand elle avait insulté sa mère, il avait vu rouge. Lui qui était incapable d'avoir une once de méchanceté avait pris le couteau dont il se servait pour travailler et le lui avait planté dans le ventre. Le sang avait jailli et il avait vu son regard se vider...
Il avait beau ne pas l'aimer, il ne voulait plus jamais revivre cela. Plus jamais ôter la vie d'une personne, aussi fourbe et odieuse soit-elle.
Il ne pouvait plus revenir chez lui : son père le tuerait pour de bon cette fois-ci, et personne ne le pleurerait. Surtout pas les flics qui devaient déjà avoir retrouvé le corps de Gisela...
Merde merde merde...
Complètement paniqué, il prit la seule décision qui s'imposait : s'enfuir. Profiter du loup pour courir à perdre haleine et ne plus jamais revenir dans cette partie du pays.
Sauf que le loup, n'ayant plus l'énergie de la première transformation, se révéla être un oméga : un de ces membres de base qui ont besoin d'une meute pour survivre. Un être soumis, apeuré et incapable d'assurer sa protection.
Complètement déboussolé, nourri par une peur sans nom de ce qu'il lui arrivait, Nathaniel erra ainsi quelques jours. Le loup cherchait désespérément une meute alors que l'humain crevait de trouille à l'idée que la police ne finisse par lui mettre la main dessus.
Aussi, quand cette voiture s'arrêta et qu'un homme imposant en sortit, il se cru perdu. Un très court instant, il crut qu'on l'avait retrouvé et la peur fut telle qu'il couina et s'aplatit : son don d'oméga se répandit, exigeant une protection, quémandant de l'aide...
Et à sa grande surprise, l'inconnu qui s'avançait stoppa net et l'observa avec attention.
Le loup devait avoir reconnu avant lui à qui il avait affaire, car il couina de plus belle, cherchant à attirer la sympathie de l'alpha, quémandant avec affolement et soulagement. S'il avait été sous sa forme lupine, il se serait aplatit au sol et aurait rampé jusqu'à Nashoba, mais sous forme humaine, il se contenta de se recroqueviller sur lui-même, incapable de comprendre ses propres réactions.
Nashoba s'approcha et faisant fi de ses tressautements de peur, le prit dans ses bras. Le soulagement du loup fut telle que Nathaniel le sentit et il s'agrippa à lui, en pleurant presque de joie. Il tremblait tellement que l'alpha dû le soulever de terre pour le ramener dans la voiture, et quand il ferma la portière sur son nouveau passager, Nathaniel comprit qu'il ne referait plus jamais marche arrière.
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CHAPITRE DEUX
Sa place au sein de la meute, il l'a trouvé tout naturellement. Comme si son loup, désormais au milieu de ses congénères, savait exactement ce qu'il devait faire.
Oméga, le maillon d'une longue chaîne, indispensable à la meute et incapable de vivre sans elle. Il les aimait tous, inconditionnellement : parmi eux, il avait trouvé le bonheur. Le bonheur simple d'être aimé, de ne pas être frappé quand il rentrait le soir, de ne plus être insulté à longueur de journée et de vivre normalement.
Etrangement, son passé ne l'avait pas affecté plus que cela : à croire qu'à force de vivre le dos courbé, son loup avait fini par le prendre en exemple. Si quelques cauchemars l'agitaient encore parfois la nuit, il était toujours surpris de se réveiller entre les bras protecteurs de Nashoba, Logan ou tout autre loup.
Ils étaient toujours là pour lui, et lui.... il faisait tout pour leur rendre la pareille, et leur dispenser un peu de ce bonheur incroyable qu'ils lui avaient offert en l'acceptant dans la meute.
Il avait subi le rituel et n'en gardait qu'un souvenir heureux : pour la première fois de sa vie, il avait une véritable famille.
Dès son arrivée, il s'était mis en tête de trouver un travail afin de ne pas être une gêne, et il a réussi à dégotter un boulot d'apprenti dans un petit garage du coin. Pour lui qui était fasciné par les moteurs depuis sa prime jeunesse, il trouva là enfin un terrain où s'exercer pleinement, et il n'est pas rare même maintenant qu'il passe des soirées entières dans le vieux garage, à réparer une vieille carrosserie ou rafistoler une carcasse qui lui a tapé dans l'oeil. Il commence d'ailleurs à avoir une belle petite réputation dans ce domaine, et les gens viennent de plus en plus loin pour lui amener leurs voitures.
Le garage est son domaine, son univers, et à part Evan qui vient parfois l'y provoquer, en quête d'un défouloir après ses rencontres musclées avec l'alpha, il y est relativement tranquille. Encore que même là, il suffit qu'il utilise son don pour qu'un loup proche rapplique pour le protéger.
Ce don, il a fini par l'apprivoiser, et sait l'utiliser comme personne désormais. Petite canaille, il sait exactement quand il peut exagérer, et quand il ne peut pas en abuser. Dans la mesure où il accompagne chacune de ses tentatives d'un sourire prononcé, les loups lui pardonnent facilement.
Au sein de la meute, il a commencé à s'épanouir. Il était puceau en y arrivant et il a découvert le plaisir entre les bras des loups, et de quelques louves. Il n'avait jamais osé s'approcher des fourneaux d'une cuisine, et depuis, il y passe de nombreuses heures, cuisinant comme personne de succulents petits plats (et des gourmandises pour les louves qu'il adore chouchouter). Il ne pensait jamais réussir à tomber amoureux, marqué par le souvenir de son père.... et il a rencontré Asipi.
Asipi, un homme, comme lui. Le bras droit de l'alpha. Sous sa carapace de gros dur qui résistait à tout, se cachait un coeur capable d'aimer. Si au début il se glissait dans le lit de Nathaniel par pur besoin physique, il a fini par y revenir pour d'autres raisons, connues de lui seul. Se montrant plus doux, plus tendre... et y restant parfois jusqu'à l'aube, se contentant de serrer Nathaniel dans ses bras.
Un Nathaniel de plus en plus attaché, qui finit par lui avouer qu'il l'aimait. Il ne sut jamais la réponse d'Asipi : ce dernier se contenta de le serrer dans ses bras, de déposer un baiser sur son front... et de partir en forêt.
Pour une mission dont il ne revint jamais. Tout ce que Nathaniel avait construit s'effondra quand on lui apprit la mort d'Asipi. Nashoba vint chercher du réconfort prés lui, les autres loups aussi, quémandant la paix que lui seul savait leur donner... et qu'il leur donna, alors qu'intérieurement, il était détruit, dévasté par la mort de l'homme qu'il aimait.
Depuis ce jour-là, Nathaniel a constamment froid. Et la chaleur qu'il cherche, la seule qui pourra le réchauffer, n'existe plus. Inconsciemment il la cherche près des autres, se colle à eux dans l'espoir un peu fou qu'ils sauront lui apporter ce qui lui manque tellement.
Mais peu importe à quel point ils l'enlacent. Asipi n'est plus là.